MARCHANDE DE TAPIS: FLORA MOSCOVICI

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J’ai toujours ressenti un frisson désagréable lorsque j’entendais quelqu’un prononcer l’expression avoir de beaux restes, pour évoquer telle ou telle personne – généralement une femme. Souvent, on rajoutait même le mot encore : « elle a encore de beaux restes ». Cela me donnait l’impression de parler d’un plat de fin de banquet, où l’on aurait laissé çà et là quelques morceaux appétissants.

En peinture, toutefois, l’expression me paraît déjà plus acceptable. L’histoire de l’art est généreuse en récits de toiles découpées, par des marchands peu scrupuleux, des artistes mécontents ou nécessiteux, ayant eu besoin de vendre rapidement plusieurs petites œuvres plutôt qu’une grande. Par le passé, on démembra à cause des dégâts de la moisissure ou du feu, des exigences du marché, des difficultés à stocker, de caprices du modèle. On débita, on enchâssa de nouveau, on monnaya ces nouvelles toiles en cachant leur appartenance à une composition plus grande, ou pas. On conserva les beaux restes : les visages ou les corps bien délimités dans les scènes religieuses, un détail d’ange joufflu qui irait rejoindre un intérieur de bon goût. On se débarrassait sans vergogne des rogatons – ciels, arbres, fonds trop abstraits… Au siècle dernier, des artistes s’emparèrent de la question à bras-le-corps, que l’on pense à la peinture « industrielle » de Giuseppe Pinot-Gallizio ou aux Méta-Matics de Jean Tinguely à la fin des années 1950. Des photographies montrent le premier posant fièrement avec ses ciseaux, renversant dans un éclat de rire la malédiction pécuniaire de l’obligation de fractionner et se jouant aussi des marchands tronçonneurs.

Flora Moscovici n’a guère l’âme vengeresse, et il ne s’agit ici ni de sauver la peinture, ni d’accuser le marché. Mais l’artiste a de quoi dire à propos de son médium : depuis dix ans, elle a abandonné le châssis, lui préférant la toile libre, la bâche, et bien souvent le mur, la paroi ou le sol. Sa pratique est fréquemment monumentale, en toute humilité : à plusieurs reprises, ses œuvres ont permis d’en accueillir d’autres, accrochées à même la toile ou emballées dans ses fragments déchirés. La peinture exposée à la galerie Pauline Pavec, L’entremetteuse 2, a servi d’écrin à plusieurs œuvres d’autres artistes lors de la foire Art Paris du printemps dernier. Présentée désormais dans un nouvel espace, elle a vocation à disparaître, à se fragmenter au fil des jours selon les choix et les désirs des collectionneurs. À l’inverse de ce qui se passe généralement dans les galeries où, par courtoisie, on attend la fin de l’exposition pour récupérer l’œuvre acquise, ici l’œuvre se fragmentera petit à petit. À chaque client de choisir sa part du gâteau, son morceau préféré, qui sera immédiatement enchâssé et évacué.

Acheter ces toiles, c’est tolérer le dépouillement d’une peinture pour en constituer d’autres, qui prendront toute leur autonomie dès leur découpage, au-delà de la pensée d’ensemble imaginée par l’artiste, laissant le soin aux collectionneurs de décider des beaux restes, et des restes tout court. Alors, marchande de tapis, peut-être, mais sans le boniment qui va avec : au-delà du ludique, la ruine n’est pas loin.

Camille Paulhan

 
 
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