L'AVENTURE, CROQUEFRUIT: QUENTIN DEROUET

Overview

Avec des œuvres de : ERIC BAUER - HANS BELLMER - VICTOR BRAUNER - ISABELLE DAËRON - MATHILDE DENIZE - OSCAR DOMINGUEZ- MARCEL DUCHAMP - AUBE ELLÉOUËT - JACQUES HÉROLD - IDOINE - JACQUELINE LAMBA - VINCENT LAVAL -GUILLAUME LEBELLE - GEORGES MALKINE - AGNÈS NIOCO - JACQUES PRÉVERT - JOAN PRONNIER - MATHILDE ROSIER - STÉPHANIE SAADÉ - KAY SAGE - AURÉLIA ZAHEDI

 

Avec la participation et les conseils scientifiques de IRÈNE ITKINE

 


 

Quentin Derouet est un artiste pluridisciplinaire, son travail prend diverses formes, de la peinture à l’installation. Mais son œuvre est surtout jalonnée de grands projets, conceptuels, qui comme des maillons forment une chaîne, un tout.

En 2013, à la sortie de ses études à la Villa Arson, Quentin Derouet décide de mettre à distiller dans un alambic toutes les œuvres qu’il a réalisé pendant son parcours d’étudiant. Il obtient quelques gouttes d’une huile essentielle, l’huile essentielle de son travail. Il la remet ensuite à un nez et crée Intention, un parfum, une odeur de synthèse qu’il vaporise dans des espaces d’expositions.
En 2015, entouré de scientifiques, Quentin Derouet développe une rose, la fleur qui aurait comme qualité de laisser la plus belle trace lorsqu’elle est écrasée sur un support. Il crée ensuite une roseraie dans le sud de la France et cultive cette fleur pour peindre en fonction de ses floraisons.
Enfin, en 2018, entouré de sa compagne Pauline Pavec, Quentin Derouet fonde une galerie d’art ayant pour souhait de permettre la redécouverte de figures majeures du XXème siècle mises de coté, telles que Robert Malaval, Jacques Prévert ou Juliette Roche.
Tous ces grands projets sont donc les maillons de la chaîne que Quentin Derouet développe au fil de sa vie d’artiste. Et le projet CroqueFruit sur lequel il réalise des recherches depuis deux années, en est un de plus.

A travers l’exposition L’Aventure, CroqueFruit l’artiste souhaite rendre hommage à la coopérative de friandises fondée en 1940 par Sylvain Itkine et ses acolytes à Marseille.
Cette usine à bonbons - les croquefruits, des friandises à base de fruits secs - avait pour vocation d’aider les artistes, dans une France sous occupation, à subvenir à leurs besoins en leur permettant de travailler. C’était aussi un lieu de rassemblement et de partage pour ces intellectuels exilés, qui pouvaient ainsi avec l’argent récolté continuer leurs pratiques artistiques, mais surtout échanger les uns avec les autres. CroqueFruit a donné du travail à de nombreux artistes entre 1940-1942, tels que Jacques Hérold, Oscar Dominguez, Victor Brauner ou Georges Malkine, mais André Breton, Jacqueline Lamba et les artistes résidents à la Villa Air-Bel ont aussi partagé des moments autour de la coopérative.

A travers une installation de Quentin Derouet, la galerie Pauline Pavec sera donc transformée en atelier de fabrication de bonbons. Aux murs, un accrochage d’œuvres des artistes historiques ayant marqués de près ou de loin l’aventure, CroqueFruit sera réalisé, auxquelles seront mêlées des œuvres contemporaines qu’affectionne Quentin Derouet, faisant écho à la notion de résistance poétique.

L’Aventure, CroqueFruit permettra alors à Quentin Derouet au sein de cette installation, de retracer et rendre hommage à cette histoire hors du commun, dévoiler l’adaptabilité des artistes à créer des projets dans des moments instables, mais aussi de démontrer comment l’aventure CroqueFruit a été une manière unique de faire de l’art durant la Seconde Guerre Mondiale, presque comme un mode de vie ancré poétiquement et politiquement dans la société.
La coopérative CroqueFruit est-elle une œuvre d’art a part entière, un geste artistique qui, a sa manière, a sauvé de nombreux artistes ? Pour Quentin Derouet CroqueFruit est aux prémices de certaines formes d’art qui apparaîtront plus tard au cours du XXème siècle telles que le Situationnisme ou L’Esthétique Relationnelle, qui lient l’art, la vie et toutes les disciplines.

 


 

 

L’AVENTURE, CROQUEFRUIT — ENTRETIEN QUENTIN DEROUET - ERIC MONSINJON

 

Eric Monsinjon - Peux-tu présenter le projet général de « l’Aventure CroqueFruit »?

Quentin Derouet - Le projet « CroqueFruit », sur lequel je travaille depuis deux ans, à travers des recherches et des rencontres, consiste à relancer la fabrication d’une friandise créée, en 1940, par un groupe d’artistes au début de la Seconde Guerre mondiale à Marseille.

 

EM – Qu’est-ce qui t’as poussé à t’intéresser à cette histoire peu connue ?
QD - Je suis tombé sur cette histoire en effectuant des recherches sur des poètes et artistes surréalistes que j’admirais comme Jacques Prévert, Jacqueline Lamba et André Breton. En m’intéressant à la vie des surréalistes exilés à Marseille durant la guerre, j’ai découvert cette étonnante épopée des friandises croquefruits qui m’a immédiatement touché.

 

EM – Peux-tu en retracer la genèse ?
QD - Durant l’Occupation allemande, beaucoup d’artistes, d’écrivains et d’intellec- tuels fuyaient la capitale pour se réfugier en zone libre, et particulièrement à Marseille. Ces réfugiés avaient, pour la plupart, tout abandonné derrière eux, et se trouvaient dans une grande précarité qui les a conduits à des élans de solidarité incroyables. C’est un jeune metteur en scène, Sylvain Itkine et ses acolytes, qui ont pris la décision de fonder la coopérative « Le fruit mordoré » pour fabriquer une friandise nommée « croquefruit.»

 

EM – C’est effectivement très moderne de voir, dès les années 1940, des artistes de- venir entrepreneurs.
QD – Oui, c’était une véritable utopie au cœur de la guerre.

 

EM - Tu sembles particulièrement touché par la dimension humaine de leur entre- prise ?
QD - Effectivement, c’est tout ce qui m’intéresse. Comment des artistes, de tous bords, en sont venus à créer une entreprise poétique pour subvenir à leurs besoins.

 

EM - Que contiennent ces fameuses friandises et dans quelles conditions étaient-elles fabriquées ?
QD - C’est très simple. Il s’agit d’un mélange de dattes et d’amendes, des fruits en provenance du Maghreb que l’on trouvait alors facilement sur le port de Marseille. La fabrication est artisanale. D’abord, il faut piler les amendes et constituer une pâte de dattes que l’on malaxe pour former de longs cylindres que l’on va ensuite débiter en barres cylindriques plus petites. La friandise était extrêmement nourrissante, comme une sorte de barre énergique avant l’heure. En cette période de pénurie, le succès fut immédiat.

 

EM - C’est très étonnant de créer une entreprise en pleine guerre, pourquoi ont-ils pris ce risque ?
QD - C’était des utopistes ! Ce qu’il faut savoir, c’est que la plupart des artistes-fondateurs étaient bien avant la guerre des personnes très engagées politiquement à gauche. Ils ne cherchaient pas vraiment à faire du profit. L’aventure politique et poétique dépassait tout le reste. Chaque membre du personnel percevait un salaire identique, beaucoup plus élevé que dans les autres entreprises et pour moins d’heures de travail. Leur idée : dégager du temps libre pour leur travail d’artiste à côté. Ils avaient même un slogan anti-travail : «Travailler moins pour gagner plus.»

 

EM - Incroyable, ce slogan sonne comme une parodie de celui d’un ancien président de la République Française bien connu.
QD - Oui, c’est vrai. Les poètes ont toujours été des «voyants» (rires !).

 

EM - En tant qu’artiste, tu aimes travailler sur des projets aux orientations très différentes. Quelle place le projet « CroqueFruit » tient-il dans ton travail ?
QD - J’ai toujours monté des projets comme on écrit des poèmes.
En 2012, j’ai crée un parfum en distillant toutes mes œuvres d’étudiant en art pour en ex- traire l’essence. En 2015, j’ai, par exemple, créé une nouvelle variété de rose. Et, en 2018, j’ai ouvert une galerie d’art avec mon amoureuse pour passer le plus de temps possible avec elle. Aujourd’hui, l’Aventure CroqueFruit résonne en moi. Dès que je l’ai découvert, j’ai eu immédiatement envie de travailler dessus.
Ce nouveau projet, montre une envie de ma part de travailler en équipe, de m’entourer, par exemple de la nièce de Sylvain Itkine, Irène Itkine, d’artistes historiques qui m’ins- pirent, ou d’artistes contemporains dont les travaux résonnent avec mes questionnements.

 

EM - Pourquoi vouloir réactiver cette utopie plus quatre-vingt ans après ?
QD - Pour moi, l’Aventure CroqueFruit est comme une œuvre d’art avant-gardiste. Elle préfigure ce que l’art est devenu par la suite, c’est de l’Esthétique Relationnelle avec 50 ans d’avance. Aujourd’hui, une œuvre d’art peut très bien prendre la forme inattendue d’une entreprise, d’un tiers-lieu, d’une fabrique de produits manufacturés ou d’une gale- rie. Ce qui m’intéresse dans tout cela, ce sont les valeurs humaines et poétiques qui y sont associées. C’est comme si les enjeux de l’art se trouvaient dans notre manière d’habiter le monde et les formes qui en découlent.

 

EM - J’imagine que cette coopérative CroqueFruit a dû connaître des heures sombres du- rant ce contexte de guerre ?
QD - Oui, c’est vrai. Derrière cette bulle utopique se cache une tragédie. Quand Marseille fut finalement occupée par les troupes allemandes, l’entreprise ferma définitivement. Ces fondateurs, entrés dans la Résistance, furent arrêtés et torturés, et l’un d’eux sera déporté et mourra à Birkenau. Tout cela fait partie intégrante de cette histoire magnifique qui a terminé tristement.

 

EM - Quel a été l’élément déclencheur de ce projet d’exposition ?
QD - Avant l’exposition, je fabriquais, chez moi et avec des amis, des croquefruits que j’of- frais à mes proches à l’occasion de repas. Et puis, je me suis rendu compte qu’en mangeant ou en fabriquant ces friandises, les personnes s’appropriaient symboliquement l’histoire de cette brève utopie. Deux aspects sont importants pour moi : la transmission de cette histoire à la fois humaine et artistique et, aussi, les valeurs de partage qu’elle véhicule. En ces temps troublés, l’utopie éphémère de CroqueFruit redonne espoir en l’Humanité et aux rôles que peuvent jouer les artistes dans la société.

 

EM - Concrètement, quel est le scénario de l’exposition ?
QD - J’ai voulu transformer le lieu d’exposition en fabrique à croquefruits. Pendant toute la durée de l’exposition, des croquefruits seront fabriqués et offerts aux visiteurs de l’expo- sition. Aux murs de la galerie, je présenterai un accrochage d’œuvres d’artistes historiques liés, de près ou de loin, à CroqueFruit qui dialoguera avec un ensemble de réalisations d’ar- tistes contemporains invités qui ont tous en commun une certaine manière de résister.

 

EM - Tu as même demandé à une compositrice de créer une chanson-hymne à CroqueFruit, pensée comme une bande-son de l’exposition.
QD - Oui, absolument. Cette exposition est conçue pour créer du lien, associer les visiteurs et d’autres artistes. Ecrire ensemble de nouvelles aventures en puisant des valeurs dans une autre aventure.
La participation des artistes a donc pris des formes diverses : une chanson composée et écrite par Joan Pronnier, le packaging des bonbons dessiné par la designer et artiste Isabelle Daëron, certains soirs une cartomancienne Agnès Nioco viendra dans la galerie tirer les cartes aux visiteurs, avec un jeu de tarot de Marseille créé par les surréalistes. Il y a une vraie envie, avec cette exposition, de faire œuvre à plusieurs.

 

EM – Finalement, il y a un aspect très ludique dans le projet d’origine que l’on retrouve dans ta pratique personnelle.
QD - Quand André Breton, les surréalistes et les travailleurs de Croquefruit se réunissaient dans un café marseillais, Les Brûleurs de loups, la légende raconte que les conversations se terminaient par « Maintenant jouons ! ».
J’ai toujours été inspiré par cette dimension du jeu, dans ma manière de concevoir l’art. C’est comme un enfant qui se raconte des histoires en puisant dans celles qu’il aime. Je m’amuse ainsi à fabriquer des bonbons avec des amis, mais pas n’importe quels bonbons, puisqu’ils sont chargés de valeur poétique et humaine. L’art dans lequel je crois prend toujours la forme d’une une aventure à vivre.

Propos recueillis le 30 mars 2024 par Eric Monsinjon, historien de l’art. 

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