SET UP NO SET UP: MATHILDE DENIZE

Overview
Alice Dusapin : Pour être allée presque tous les jours dans ton atelier l’année passée, je me souviens que nous parlions de tout sauf de ce qui était là, ton travail. Probablement pour ne rien surjouer, y revenir au bon moment, maintenant ? Par où commence-t-on ?
 
Mathilde Denize : On pourrait parler de l’espace de l’atelier et peut-être interroger l’idée que changer d’espace et continuer le travail ailleurs, que ce soit dans une bibliothèque, chez soi, dans un atelier à la Villa Médicis ou à St Ouen, est-ce que ça change quelque chose ? Est-ce qu’il faut une mise en scène autour ou pas ?
 
AD : Je sais par expérience, et pour vivre avec un artiste, qu’un espace de travail est nécessaire, voir vital, et que le contexte est autre chose, mais tout aussi intéressant. Vivre loin de Paris, ça a été très important pour le travail, ça l’est toujours, c’est une forme de nécessité. Du coup, je suis curieuse par rapport à toi parce que c’est vrai que t’as eu l’atelier d’Ingres, à Rome ! Pourtant je n’ai jamais eu le sentiment que cela t’ait pesé. Tu es passée tout de suite à autre chose et c’est devenu ton histoire... J’ai l’impression qu’une fois ça mit de côté, c’est plus l’idée d’un lieu pour soi, un lieu qui donne aussi de la place et de la considération à son propre travail.
 
MD : Oui c’est exactement ça. L’atelier à la Villa était une sorte de symbiose totale de facteurs pour que le travail fonctionne au mieux, tout était évident. Ça m’a permis de développer pour la première fois depuis 10 ans, non pas de développer, mais d’ouvrir littéralement toutes les valises que je ne pouvais pas vraiment ouvrir dans les autres ateliers. Je me rends compte au fur et à mesure du temps, que ce que je fais, c’est quasiment ce que je faisais il y a dix ans, c’est-à-dire des carnets avec plusieurs motifs à l’intérieur ou des mises en scène, qui donnent à la fin des sortes de cadavres exquis, des collages. Et en fait, je ne fais que ça, je ne fais que du collage.
 
AD : Si je suis ton raisonnement, ce qui est amusant c’est que tu dis que cet atelier t’a permis de vider toutes tes valises pour te rasseoir et dessiner dans tes carnets, le chic absolu. Je me demandai, tes pièces sont élaborées toujours avec un travail préliminaire — souvent à l’aquarelle si je ne me trompe — ou est ce que ce sont deux choses distinctes ?
 
MD. J’ai commencé à faire ces aquarelles pendant le confinement, quand on ne pouvait pas sortir des appartements, c’est devenu une sorte d’habitude, presque de récréation. Elles s’appellent toutes Set up for future exhibition. Ça m’a donné beaucoup d’énergie picturalement parlant pour développer ce travail des figures au mur et des assemblages. En tout cas je ne pars ni de l’un ni de l’autre, tout est vase communicant, je n’ai jamais été pour les études préparatoires, il ne faut pas trop que je réfléchisse, il faut que les choses aillent très vite, qu’elles se fassent dans des temps records, pour ne pas trop qu’il y ait d’air autour ou de réflexion, sinon le geste décisif ne marche pas.
 
AD : C’est vrai que tu travailles vite. À chaque fois que j’allais te voir, il y avait de nouvelles pièces au mur, le décor changeait tout le temps. Pourtant y’a un truc dans ton travail où ça ne se sent pas forcément cette impression de rapidité. Tu travailles avec des rebuts, des objets trouvés, des chutes d’anciens travaux, mais on ne garde pas en tête cette esthétique de récupération, ce sentiment de fragilité. Ta méthodologie n’est pas visible, j’aime ça.
 
MD : Avant lorsque je faisais une expo, il y avait toujours deux ou trois pièces cassées dans les transports d’arrivées, tout était fragile, mal emballé. Parce que rétrospectivement j’avais du mal avec l’objet fini. Les choses pouvaient se casser, ce n’était pas grave...Mais à un moment donné, un peu avant la Villa, j’ai commencé à coller les choses ensemble. Elles n’étaient plus friables, détachables. Et puis il y a eu cette méthodologie de la couture, qui fait que tout à coup tout était relié. Je pense que je me suis permis un petit peu plus de précision.
 
AD : Un objet mieux finit, plus cousu, mais au fond on en connaît des objets qui ne tiennent pas et qui sont dans des collections de grands musées et c’est important qu’elles ne tiennent pas, car ça fait partie du travail. Alors est-ce que toi tu ne le faisais pas parce que tu n’avais pas une équipe et les moyens ou est-ce que tu ne le faisais pas parce que c’était lié aussi à des choix esthétiques dans lesquelles tu étais ? Car tu sembles dire entre les lignes, que ce rapport que tu avais été lié à une estime ton travail plus bancal, donc tu acceptais ce « moins fini »...
 
MD : C’est drôle en fait l’objet que j’appelle fini est arrivé aussi avec d’autres techniques, comme la céramique ou l’usage de la machine à coudre. Ça m’a permis de clore un peu les sujets de certaines pièces, de les clouer. Et évidemment l’objet fini n’est jamais fini, je pense qu’il faut toujours garder cette maladresse, ces défauts. Ces exécutions restent toujours fragiles, et cette fragilité est importante pour moi, je la revendique, car elle me permet une plus grande rapidité, ce qui veut dire intuitivité et liberté à l’atelier. Si je prends des heures à faire un truc parfait sur une pièce, déjà je ne l’aime plus, ensuite elle m’ennuie et le sujet ce n’est pas ça. Mais en ce moment à l’atelier, quelque chose est en train de changer. Je commence une nouvelle pièce (qui ne sera donc pas dans l’expo) et je sens que quelque chose se délie dans ma façon de faire. Quand je suis entrée aux beaux-arts, c’est avec des carnets de dessins japonais, que tu déplies, tu vois ? Avec des dessins et des motifs qui se suivaient les uns après les autres, une succession de petites histoires, comme une sorte de cinéma. Djamel [Tatah] m’a tout de suite dit « c’est ça que tu dois faire, tu dois faire tes carnets, mais en peinture ». Et à l’époque je n’y parvenais pas. Je n’arrivai pas à trouver ce dynamisme entre les formes à plat. Et c’est comme ça que sont apparues les figures avec du volume.
 
AD : Tu veux dire que tu parviens en ce moment à traiter ces figures aux murs sans volontairement y ajouter du volume ?
 
MD : Oui c’est ça, je t’envoie une photo.
 
AD : C’est vrai qu’avec cette pièce on retrouve fortement tes dessins. Ça fait du bien de voir les aplats, les détours, les contours que tu fais quand tu dessines comme dans les aquarelles, mais ici « en peinture ».
 
MD : Y’a en effet ces espaces de contours, de formes qui se découpent, qui s’amoncellent, qui se retirent, on ne sait plus vraiment quel est le fond, qu’est ce qui a été rajouté au- dessus, ce jeu entre le dessus et le dessous.
 
AD : Comment construis-tu une pièce, comment additionnes-tu les éléments ? Par où commences-tu, tu pioches ?
 
MD : Quand je me mets à travailler sur une pièce au mur, j’ai le souvenir de tout ce que j’ai dessiné, comme des phrases que je note, donc ce sont des choses assez répétitives, on y retrouve souvent les mêmes motifs : la main, la cruche, l’artichaut. J’aime ce jeu entre l’espace de la feuille et l’espace du mur. J’ai l’impression de jouer au Memory, tu replaces les cartes sans cesse, mais c’est jamais la même chose. Et c’est joyeux. Y’a l’usage de ces couleurs aussi qui sont naturelles pour moi, les bleus, les roses, les jaunes fanés.
 
 AD : Oui, comment en es-tu arrivée à cette gamme ? Est-ce que c’est arrivé tôt ? Est-ce que tu as essayé d’aller ailleurs et tu ne veux ou n’y arrives pas ?
 
MD : C’est drôle de parler de ça, ça me fait tout de suite penser à là où j’ai grandi, à cette histoire de bleu, et à ces couleurs où il y a toujours à un moment donné du gris dedans pour les rendre non pas passées, mais, en tout cas quelque chose de pas très brut, de pas très lumineux. Et ça me fait penser aux cages d’escaliers où j’ai grandi où tout était dans ces couleurs Mastics. M’en séparer je n’y ai jamais pensé. Mais maintenant y’a aussi ces vinyles qui permettent d’avoir des trous, des reflets, d’ajouter des parties qui scintillent.
 
AD : J’avais envie de revenir sur cette question de l’arrangement. Très tôt tu m’as parlé de l’importance de la composition, et de la mise en scène dans ton travail, mais aussi dans les endroits dans lesquels tu passais beaucoup de temps, les intérieurs dans lesquels tu as vécu. C’est comme une manie chez toi, j’aime bien cette idée de manie, oui, et cette idée du Memory qu’on ré-agence à chaque début de partie. J’ai l’impression que la question de la mise en scène est très importante pour toi.
 
MD : J’aime beaucoup les mots « manie » et « Memory », c’est exactement cela. Je dispose, et re-dispose sans cesse les objets dans mes intérieurs et je regarde comment cela joue sur mon équilibre et mon travail, c’est un jeu, oui, une manie. Comment est-ce qu’on se meut dans un espace où les choses sont mises en scène ? C’est tout le temps, dans l’idée du jeu, une redistribution des cartes. Quand tu mets une chose à côté d’une autre tout à coup tu as des petites histoires qui se créent par cet agencement.
 
AD : Set Up/No Set Up?

 

Conversation entre Alice Dusapin, éditrice, & Mathilde Denize Novembre 2021
 

 

Alice Dusapin: Having been to your studio almost every day last year, I remember that we talked about everything except what was there, your work. Probably so as not to overplay anything, to come back to it at the right moment, now? Where do you start?

 

Mathilde Denize: We could talk about the space of the studio and perhaps question the idea that changing space and continuing the work elsewhere, whether in a library, at home, in a studio at the Villa Médicis or in St Ouen, does it change anything? Do you need to set the scene or not?

 

AD : I know from experience, and from living with an artist, that a working space is necessary, even vital, and that the context is something else, but just as interesting. Living far from Paris was very important for my work, and still is, it's a form of necessity. So I'm curious about you because it's true that you had Ingres's studio in Rome! But I've never had the feeling that it weighed on you. You moved on straight away and it became your story... I have the impression that once you've put that aside, it's more the idea of a place for yourself, a place that also gives space and consideration to your own work.

 

MD : Yes, that's exactly it. The studio at the Villa was a kind of total symbiosis of factors to make the work work at its best, everything was obvious. It allowed me to develop for the first time in 10 years, not to develop, but to literally open all the suitcases that I couldn't really open in the other workshops. As time goes by, I realise that what I'm doing is pretty much what I was doing ten years ago, i.e. notebooks with several motifs inside or staged scenes, which in the end give rise to a kind of exquisite corpse, a collage. In fact, that's all I do, all I do is collage.

 

AD: If I follow your reasoning, what's amusing is that you say that this workshop allowed you to empty all your suitcases and sit down again to draw in your notebooks, absolute chic. I was wondering, are your pieces always developed with preliminary work - often in watercolour if I'm not mistaken - or are they two separate things?

 

MD. I started doing these watercolours during the confinement period, when we couldn't leave the flats, and it became a sort of habit, almost a form of recreation. They're all called Set up for future exhibition. It gave me a lot of energy, pictorially speaking, to develop this work of figures on the wall and assemblages. I've never been one for preparatory studies, I can't think too much, things have to happen very quickly, in record time, so that there's not too much air around them or too much thought, otherwise the decisive gesture doesn't work.

 

AD : It's true that you work quickly. Every time I went to see you, there were new pieces on the wall, the decor was always changing. But there's something about your work that doesn't necessarily give you that impression of speed. You work with scraps, found objects, scraps of old work, but we don't keep in mind this aesthetic of recovery, this feeling of fragility. Your methodology is not visible, and I like that.

 

MD : Before, when I did an exhibition, there were always two or three broken pieces in the incoming transport, everything was fragile and badly packed. Because in retrospect I had trouble with the finished object. Things could break, it didn't matter... But at a certain point, a little before the Villa, I started gluing things together. They were no longer crumbly or detachable. And then there was this methodology of sewing, which meant that suddenly everything was connected. I think I allowed myself a little more precision.

 

AD : A better finished object, more stitched, but deep down we know of objects that don't hold up and that are in the collections of great museums and it's important that they don't hold up, because that's part of the work. So did you not do it because you didn't have a team and the means, or did you not do it because it was also linked to the aesthetic choices you were making? Because you seem to be saying between the lines that this relationship you had was linked to a feeling that your work was more shaky, so you accepted this "less finished »...

 

MD : It's funny, in fact, the object that I call finished also came about through other techniques, like ceramics or the use of the sewing machine. This allowed me to close off the subjects of certain pieces, to nail them down. And of course the finished object is never finished, I think you always have to keep that awkwardness, those flaws. These creations are always fragile, and this fragility is important to me, I claim it, because it allows me greater speed, which means intuitiveness and freedom in the studio. If I spend hours doing something perfect on a piece, firstly I don't like it any more, and secondly it bores me, and that's not what it's about. But right now in the studio, something is changing. I'm starting a new piece (which won't be in the exhibition) and I feel that something is loosening in my way of doing things. When I started art school, it was with Japanese sketchbooks, which you unfold, you know? With drawings and motifs that followed one after the other, a succession of little stories, like a kind of cinema. Djamel [Tatah] said to me straight away, "That's what you have to do, you have to make your sketchbooks, but in paint". And at the time I couldn't do it. I couldn't find the dynamism between the flat shapes. And that's how the figures with volume came about.

 

AD: You mean that you're currently managing to treat these figures on walls without deliberately adding volume to them?

 

MD : Yes, that's right, I'll send you a photo.

 

AD: It's true that this piece is very reminiscent of your drawings. It's good to see the flat areas, the detours, the contours that you make when you draw as you do in watercolours, but here "in paint".

 

MD : There are indeed these spaces of contours, of shapes that are cut out, that pile up, that recede, we don't really know what the background is, what has been added on top, this play between the top and the bottom.

 

AD : How do you construct a piece, how do you add up the elements? Where do you start, do you pick and choose?

 

MD : When I start working on a piece on the wall, I have the memory of everything I've drawn, like sentences that I write down, so they're fairly repetitive things, often with the same motifs: the hand, the jug, the artichoke. I like this interplay between the space of the paper and the space of the wall. I feel like I'm playing Memory, you keep replacing the cards, but it's never the same thing. And it's joyful. There's also the use of these colours that are natural for me, the blues, the pinks, the faded yellows.

 

AD : Yes, how did you arrive at this range? Did it happen early on? Did you try to go somewhere else and just couldn't or didn't want to?

 

MD : It's funny to talk about that, it immediately makes me think of where I grew up, of this blue thing, and of these colours where there's always some grey in them at some point to make them not faded, but, in any case, something not very raw, not very luminous. And it makes me think of the stairwells where I grew up, where everything was in these Mastics colours. I've never thought about getting rid of them. But now there are also these vinyls that allow you to have holes, reflections, to add parts that sparkle.

 

AD : I wanted to come back to this question of arrangement. Very early on you spoke to me about the importance of composition and staging in your work, but also in the places where you spent a lot of time, the interiors where you lived. It's like a habit with you, I like the idea of mania, yes, and this idea of Memory that you re-arrange at the start of each game. I have the impression that the question of staging is very important to you.

 

MD : I really like the words 'manie' and 'Memory', that's exactly it. I'm constantly arranging and rearranging objects in my interiors and I look at how that affects my balance and my work - it's a game, yes, a mania. How do you move around in a space where things are staged? All the time, in the idea of the game, the cards are reshuffled. When you put one thing next to another you suddenly have little stories that are created by this arrangement.

 

AD : Set Up/No Set Up?

 

Conversation between Alice Dusapin, editor, & Mathilde Denize November 2021

 

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